La place des organismes complémentaires (Ocam) dans le système de santé est contestée par un nombre croissant d’acteurs, en attestent les récentes discussions autour des travaux du HCAAM. Mais pour qu’elle soit solidifiée à l’avenir, Gilles Girard, directeur de Thémis Conseil, appelle dans cette tribune les Ocam à accélérer sur un sujet finalement peu évoqué durant cette séquence : l’innovation.
« Grande Sécu » : ces derniers temps, les acteurs de la protection sociale n’avaient que ces deux mots à la bouche. Et certains d’entre eux – mutuelles, assureurs santé et institutions de prévoyance – ne se sont pas privés de faire feu de tout bois contre le scénario, évoqué dans les travaux du Haut conseil sur l’avenir de l’assurance maladie (HCAAM), qui prévoyait une extension du champ d’intervention de la Sécurité sociale au détriment des complémentaires santé.
Les chiffres les plus divers, mais tous alarmistes, ont été brandis par les adversaires de ce scénario imaginé comme réponse possible au déficit structurel de l’assurance maladie obligatoire. Mais même s’il a été officiellement abandonné par le ministre des Affaires sociales, son ombre va continuer à planer, car les travaux du HCAAM ont sans doute déjà généré trop d’envies chez les tenants de la Grande Sécu pour que la machine s’arrête complètement.
Dans ce système, où ne resteraient à la charge des assurés que certaines prestations (dépassements d’honoraires, optiques, dentaires, auditifs, suppléments de chambre individuelle à l’hôpital), une complémentaire santé n’apparaîtrait plus aussi indispensable aux yeux de beaucoup de Français. Une perspective effrayante pour ces organismes. Pour défendre leur cause, les opposants au projet expliquent notamment que ce système nuirait à la maîtrise des dépenses et à l’innovation. Dans ce dernier domaine, il est vrai que la future architecture n’offre pas les meilleures garanties et les travaux du HCAAM n’y font d’ailleurs jamais référence…
Soyons clairs : cette Grande Sécu ne serait pas le véhicule idéal pour favoriser l’innovation. Elle aurait certes la capacité à agréger une masse de données sans précédent, à l’heure où la data, justement, est devenue l’outil du changement et de la réinvention, le seul qui puisse résoudre le sujet crucial de la prévention en permettant la construction d’un vrai parcours de santé. S’il faut évidemment arrêter son morcellement et son silotage, pour mieux exploiter sa puissance, l’éventuel rôle de « collecteur de données uniques » qu’aurait l’Assurance maladie (l’État créant sa propre plateforme dans laquelle il contrôlerait tout, ce que tout le monde semble juger normal) lui permettra-t-elle d’être un vrai moteur d’innovation ? On aimerait y croire.
En matière de données, les acteurs français de la protection sociale n’ont jusqu’à présent jamais su franchir le cap de la complémentarité, alors que c’est la seule bonne manière de fonctionner : il faut que les mutuelles acceptent de partager leurs données avec l’AMO… et vice versa. Malheureusement, les niveaux de maturité ne sont pas les mêmes, et la capacité des organismes complémentaires à collecter des données est encore très inégalement répartie. Les mutuelles, en particulier, n’ont jamais voulu depuis trente ans réellement organiser un outil d’exploitation et de partage de données et ce, malgré un schéma directeur informationnel ou encore leur participation à l’INDS. Pourtant, une plateforme potentielle existe, peu connue et sous-exploitée : le Système national de données de santé (SNDS) pourrait jouer un vrai rôle… à condition de l’aménager et d’en organiser les flux, les échanges et le contrôle. Vaste chantier.
Ces organismes doivent cependant mener une réflexion encore plus large sur leur stratégie en matière d’innovation, qui seule permettrait, en limitant les risques, de combattre les problèmes de santé à la source, là où elle ne sert pour l’instant, grâce au numérique en particulier, qu’à optimiser les process. Le Covid a par exemple vu l’explosion de la téléconsultation ou la constitution d’un super GAFA inattendu, l’État. Pourtant, loin de créer eux-mêmes des conditions d’innovation, les trois grands acteurs complémentaires réunis au sein de l’Unocam (CTIP, FFA, FNMF) – qui ne sont même pas capables de se mettre autour de la table pour fabriquer des contrats lisibles – s’efforcent avant tout de préserver leurs périmètres et leurs acquis, leurs systèmes industriels normalisés.
Les complémentaires n’ont pas la capacité à financer la recherche et trop souvent, l’innovation chez elle est plus réactive qu’intuitive. Mais elles doivent compléter leur rôle d’assureur avec un véritable rôle d’accompagnateur, car elles jouent un rôle certain dans la création d’un vrai axe de prévention, susceptible de favoriser la baisse des dépenses de santé. Certains ont déjà bougé. Le groupe Vyv, par exemple, se mobilise sur le logement en passant des accords avec des professionnels du secteur, fort d’une conviction : un logement sain peut générer une meilleure santé. D’autres groupes se sont lancés dans le transport sanitaire, ont accéléré sur l’hospitalisation en ambulatoire et mis l’accent sur les déplacements à domicile.
Beaucoup reste à faire en matière d’éducation à la santé, pour rendre le consommateur de biens de santé plus responsable. De grandes actions déjà menées, souvent à l’initiative de l’Assurance maladie, comme Sophia (pour les personnes atteintes de diabète), Santé Active (coaching), M’T Dents (soins dentaires), montrent le chemin à suivre. Aux trois grandes fédérations de s’en emparer : en la matière, l’assurance maladie ne pourra jamais tout faire toute seule et devra travailler en lien avec les complémentaires. Qu’attendent-elles pour en profiter ?
Par Gilles Girard
Directeur
Thémis Conseil